La fille de la bande
Date 09 March 2016 Tags télécoms diversitéJ'aimerais bien parler, puisqu'on est le lendemain de la journée internationale des droits des femmes, de ce que c’est d’être une fille qui sévit dans un FAI associatif.
C'est une situation pas banale d’être de sexe féminin dans les télécoms, et ça soulève plein de questions intéressantes liées à la position des filles dans les milieux techniques en général.
Alors, avant toute chose, note bien : ce que je connais, ce sont les FAI associatifs, je ne suis pas administratrice réseaux chez Orange. Donc, en faisant un rapide tour d’horizon sur comment je suis arrivée là et quelle est ma place, je vais te donner un aperçu que je vois de ma fenêtre, pas de la totalité du milieu.
Mais comme je prévois d’aborder plusieurs aspects et d’inviter à ma table d’autres gens capables de rendre compte d’autres expériences, je pense qu’on pourra couvrir, à force de témoignages et de réflexions, une grande partie de la situation sur le thème : être une fille et faire Internet. Donc trigger warning : série.
Apprendre en faisant
Ça doit faire à peu près trois ans que je suis active au sein de la Fédération FDN. J'ai commencé comme tout le monde, en adhérant, en allant aux AG de Franciliens.net, puis assez vite, d'Illyse, en déménageant dans la région lyonnaise. Au départ, je soutenais ces associations parce que le projet politique qui les meut –participer à changer le monde en faisant le réseau dont nous voulons– me paraissait important et utile, et en plein prolongement avec le bénévolat soutenu à La Quadrature du Net dans lequel j'étais déjà engagée.
Et puis, j'ai aidé (virus associatif : je reste très peu de temps dans une structure sans rien faire). J'ai fait des flyers, écrit des billets de blog et des communiqués de presse pour faire vivre la com' de ces petits FAI, ravie d'utiliser mes compétences de Celsienne à bon escient.
Parce que tu vois, je suis diplômée du Celsa après des études en classe préparatoire littéraire, et actuellement, en doctorat en Sciences de l'Information et de la Communication. Les maths ? J'ai arrêté en première. Comme profil littéraire, en termes d'études, on a rarement fait plus homogène.
Bon, oui, je sais parler poliment à mon PC sous Linux, faire des sites web, j'ai des notions très correctes de Python. Je sais quelques petites choses utiles en informatique, parce que je les ai apprises par moi-même. 'Menfin, tu vois bien que les connaissances requises pour faire ingénieur télécom, je ne les ai pas, je n'ai pas croisé ça dans mon parcours.
Donc, très logiquement j'ai commencé par ce que je savais faire, pour aider. Et j'étais ma foi assez utile à cette place-là.
Et puis de fil en aiguille, j'ai assisté à davantage de réunions techniques. Et plus ça allait, plus j'écoutais au lieu de corriger la version anglaise de tel communiqué. Et plus j'écoutais plus je posais des questions, et –là il faut remercier les gens qui m'entourent dans ce paysage associatif, il y a des gens d'une bienveillance et d'une pédagogie remarquable au sein de la Fédération– plus je posais des questions plus on m'expliquait. Tout ce que je sais du fonctionnement du réseau, je l'ai appris là. J'ai appris les bases de BGP, je n'ai plus l'oreille qui siffle quand on parle de point de branchement optique. Je sais ce que c'est qu'un radius. J'en sais pas autant, évidemment, que mes copains ingénieurs qui ont fait les études idoines, mais tout de même. J'ai énormément appris.
Du coup, j'en sais assez pour trouver ça carrément intéressant et en redemander. Plus j'apprends des choses techniquement, plus je peux les articuler à des questions qui sont d'ordre politique. Ça fait un peu moins d'un an que je suis de très près tout le travail de la Fédération FDN sur la régulation des télécoms –parce qu’en fait, ça m’intéresse (si,si, je te jure).
Suis-je à ma place ?
Je te dresse le parcours à gros traits, là comme ça. Mais il faut bien voir, quand je suis arrivée au poste de vice-présidente de la Fédération, en 2013 si je ne m'abuse, je ne me sentais pas légitime, au milieu de tous ces barbus. Pour plusieurs raisons.
D'abord parce que moi, je n'étais pas ingénieur, à une place disons de représentation, et j'avais très peur de perdre la face si on me parlait de choses très techniques. Je savais que j'étais là en partie parce que j'étais une militante volontaire et tenace (et je comprenais qu'il y en ait besoin pour faire tourner l'association), mais tout de même, et si le monsieur de 01Net il me parle de choses que je ne connais pas ?
Alors depuis ça va mieux, parce que j'ai appris. Et puis je continue à apprendre. Du coup, ce complexe d'illégitimité a fait place, d'une part, à un sentiment d'être finalement pas si mal à mon poste : je vois bien qu'en fait cette interview s'est bien passée et que je suis capable de représenter ma palanquée de barbus avec brio. J'ai appris ça en faisant, encore une fois.Si je m'étais écoutée, j'aurais été me cacher sous la table quand le monsieur de Weekendavisen [1] m'a appelée, mais en fait, tout va bien, et rétrospectivement, je vois que moyennent quelques bottages de cul pour arrêter de de penser que je n'y arriverai pas, je fais le job.
D'autre part, j'ai maintenant une réelle envie de conforter cette place en développant un savoir par moi-même qui pourrait aider mes FAI associatifs fédérés à aller plus loin. J'ai compris que je serai vraiment utile non pas en essayant d'être ingénieur barbu comme eux, ça n'a aucun intérêt. En conjuguant mes apports d'avant avec ce que j'apprends des télécoms. Ça, ça me semble plus malin. Courir après ce qu’on n’est pas ne fait que renforcer le complexe.
La seule fille de la bande
Ensuite, dans les choses qui font que j’ai eu beaucoup de mal à être d’accord avec ma position dans la Fédération, il y a que les filles,dans les télécoms, il n'y en a pas des palanquées, hein. J'avais très peur de faire alibi, d'être la fille de la bande parce qu'il faut montrer qu'il y a de la diversité. J'ai été au CA d'une association de lutte pour les droits des LGBT. J'étais déjà la lesbienne de service dans plein de cas et ça me gonflait. Là, la fille de service, ça me mettait mal à l'aise. Alors qu'en fait globalement, le but est plus de promouvoir les personnes aux bonnes énergies dans une structure que de faire ça.
Et parfois, je répète encore que je ne représente pas vraiment la Fédération, parce qu’on n’est pas très nombreuses (dans les bénévoles actives, je vois de plus en plus de filles, et il y a eu deux cas de présidentes, oui oui, de FAI associatifs dans la Fédération, ceci dit, ça s’améliore). A Illyse, le taux de bénévoles actives connues est de un : moi. Je suis toujours un peu embêtée d’être visible et active quand en fait, par ailleurs, il n’y a pas foule, quoi. Je ne veux pas faire croire, par exemple, au fait qu’il serait simple d’exister en tant que fille dans ces structures parce que moi je suis à l’aise, alors que je sais que ce n’est pas si évident. Les FAI associatifs sont des endroits où j’ai rencontré beaucoup de gens intelligents et ouverts, et où s’investir en tant que quota atypique est facilité, disons, mais ce n’est pas rose tous les jours, non plus.
Être la seule fille de la bande c’est aussi passer 48h dans le malaise le plus total.
Je participe à un hackathon pour coder le système d’information de mon FAI, je suis évidemment la seule fille, et je m’empare du design de la chose parce que :1/ je fais ça depuis dix ans 2/ ça me plait 3/ personne ne s’en occupe 4/ certainement pas parce que je suis une fille et que je ne sais pas coder. Et devine quoi ? Une seule personne. Qui, tout le weekend, a été de blague du type « ah tu fais le design parce que tu es une fille et que tu ne sais pas coder ? » en remarques grasses à table. Ah sans nommer personne, m’enfin c’était facile de se sentir visée, j’étais la seule représentante du sexe féminin dans la tablée. Et personne, sur le coup, n’a réagi. Tout le monde a rigolé aux blagues. Un copain qui a assisté au truc, a réalisé, un peu plus tard, qu’il aurait pu intervenir et s’en est excusé. C’est tout. Aucune réprimande d’un responsable de l’association. Rien.
On m’a dit, bien plus tard : « il suffit que tu aies une personne comme ça et tout le terrain devient hostile ». Indeed. Le milieu associatif permet de mieux gérer (parce qu’il est un peu plus divers) la modération de ce genre de choses. Il y a souvent quelqu’un pour tiquer et remonter le problème ou intervenir assez rapidement. Dans la Fédération, il n’y a pas que des gens issus du pur milieu des télécoms, il y a aussi des personnes qui sont passées par d’autres associations avant d’arriver là, et qui savent se comporter devant une situation de harcèlement ou quoi, parce qu’ils ont appris ça avant. Mais il reste qu’il peut y avoir ça, et j’y ai pas coupé.
Et j’imagine bien que dans certaines boites, c’est tous les jours. Dans l’associatif, c’est pas tout le temps non plus, on travaille globalement à limiter ça, et c’est peut-être pour ça que je rencontre quelques filles actives dans nos structures et que ça va lentement mais croissant. L’AG de la Fédération est un événement assez mixte, tous les ans. C’est pas 50/50, mais tu as quand même un peu plus que 5 filles pour 60 geeks, pour situer :p
Mais qu’est-ce qui nous empêche ?
La réflexion qui germe dans ma tête, attablée à un bureau où les documents de l’ARCEP sont joyeusement entassés à côté du manuel de sémiologie, c’est que, si moi, qui n’ai pas la culture ni le pedigree estudiantin, je peux avoir de l’intérêt pour ces questions, et si moi je peux comprendre (un peu) ces sujets, mais qu’est-ce qui empêche les milliers de filles qui aiment l’informatique et le réseau, qui ont les bons neurones remplis de maths pour comprendre comment ça marche, de faire ce métier ? Il faut absolument avoir un kiki pour configurer des routeurs ? A quel moment c’est indispensable ?
Moi je vois bien, qu’on a en France des filles comme Sarah Nataf qui arrivent très très bien à faire marcher BGP. Je vois qu’on me conseille de lire la prose de Delphine Cuny (rédactrice en chef adjointe de Rue89, rien que ça), Sandrine Cassini (journaliste au Monde) ou Sarah Belouezzane (journaliste au Monde, aussi !) dans la presse. Donc les filles sont capables non seulement de comprendre ces sujets, mais d’en rendre compte. C’est possible.
Alors oui, je vois les barrières à l’entrée, qui sont nombreuses, et que j’ai effleurées au cours de mon parcours :
- Accepter que faire du réseau, en étant une fille, c’est pas criminel (aka, passer au dessus de l’intériorisation d’un sexisme latent, qui fait que tu ne t’autorises pas à aimer telle ou telle chose, parce que c’est des « trucs de mec ») ;
- La difficulté de faire valoir à ses parents que, « si, je veux être ingénieur réseau plus tard, et oui, « c’est un métier de mec », mais je m’en fiche » ;
- L’école d’ingénieur, où l’on n’est pas bien nombreuses, et où on ne sait pas si tu es entrée parce que politique de quotas de filles dans l’école, ou vraies compétences (et où la sociabilité à base de chansons au goût douteux peut ne pas faciliter ton entrée dans le groupe) ;
- Le milieu, plutôt tendance hostile, où il est difficile de se faire une place (dans des métiers autres que commerciaux) sauf à avoir le caractère vraiment trempé (parce que les hommes autour n’ont pas appris la délicatesse vis-à-vis des filles en école d’ingénieur, et ne se sont pas forcément améliorés sur ce point depuis leur diplôme). Sur l’hostilité du milieu, le site Un éléphant dans la vallée peut donner des clés sur la difficulté à ne pas aller au travail ventre noué en quinze.
- Et les choses dont j’ai pas idée ou que je ne mesure pas de là où je suis.
Et il faudrait développer de manière fine et documentée chacun de ces points.
Les télécoms sont frappés de la même peine de manque de diversité que les autres milieux techniques : ce sont des milieux très très très masculins, avec une culture du respect de la femme en tant qu’être humain, qui, dans beaucoup de cas, reste à apprendre. Il reste une montagne de choses à faire et les solutions ne seront ni simples, ni faciles à mettre en place.
Dès que je peux aider, j’aide à ce que les filles se sentent mieux dans mes associations. Je travaille à faire comprendre aux copains ce qui ne va pas quand ça va pas, j’use de ma place au CA/bureau/whatever quand il est nécessaire de défendre une personne en situation de discrimination…
En un mot, j’essaye de rendre les associations où je passe plus inclusives en mettant la main à la pâte parce que j’aimerais ne pas être la seule fille de la bande. Mais le chemin est long
[1] Véridique, j’ai vraiment eu un journaliste danois au téléphone.
Les avis sur ce billet
Beau travail bravo.
En espérant que les mentalités évoluent dans le bons sens rapidement...
de Gauthier le 10/03/2016
Ola !
Si tu veux un autre exemple : je suis cuisinier et pas informaticien et je veux monter un FAI associatif.. Je peux te raconter mon aventure, qui vient tout juste de se terminer. (@pclight) si tu ne m'as pas reconnu ^^
de Kicik le 10/03/2016
Bravo ! Très bon article et magnifique parcours !
J'insiste sur le fait que beaucoup d'hommes ingénieurs sont intelligents mais ont besoin d'être éclairés sur leurs comportements sexistes pour prendre pleinement conscience du mal que cela peut faire.
de Zythom le 12/03/2016
En voyant le titre je suis dit un troll !! et puis au fur et à mesure de ma lecture je me suis reconnue profil littéraire , études de droit ! Bref , l'informatique m'a toujours attirée et lorsque je posais des questions sur de l'IT il y avait toujours un barbu pour me répondre que ce n'était pas un truc pour fille.En pleine réorientation professionnelle, et d'un âge certain ;), je me suis retrouvée à préparer un BTS de Tec pc/réseaux. J'ai eu droit aux remarques du genre lorsque je mettais une robe" aujourd'hui vous êtes bien généreuse" ou que j'avais un profil atypique ! j'ai même eu droit de la part de mes jeunes collègues le surnom de "milf" si si, que j'ai évidement pris en mode troll......Aujourd'hui j'ai découvert l'AD, le monde des serveurs , Linux et l'implémentation des architectures réseaux qui sont les matières que j'aime. Je dirais aux filles go foncer!! et sans complexes
de serval le 12/03/2016
Merci pour l'article.
L'intelligence n'inclut pas la considération de l'autre.
de Alex le 12/03/2016
Je suis un mec en école d'ingénieur et je peux vraiment confirmer - hélas - ces mentalités.
Je suis dans une école d'ingénieur en mécanique, et vu les mentalités, il y a vraiment un boulot énorme à faire... C'est triste mais c'est pas qu'en info. Le plus triste c'est de voir certains collègues particulièrement c*** se former en chefs d'équipes : Je n'ose pas imaginer le traitement des femmes avec ce genre de chef...
de François le 12/03/2016